Conclusion

 

 

 

 

 

 

                                                        










"Aucune stratégie ne sera jamais efficace à 100 %"

 

"L'objectif de ces voyages, rappelle Jacques Claud in, de l'Atelier Technique des Espaces Naturels, est de faire ressortir des "clés" qui permettent d'appréhender le problème dans nos espaces naturels français. On peut imaginer de prendre, ici ou là, des idées ou des solutions techniques qui peuvent "coller" à telle ou telle situation. A partir de ces éléments épars, à chacun d'inventer une solution locale pour favoriser le retour du loup, et pour mieux gérer d'éventuels conflits sur le terrain".

Protection rapprochée : moins de 1 % de pertes                

Ce tour d'Europe des stratégies de coexistence avec le loup fait apparaître en premier lieu la "protection rapprochée du troupeau" comme une évidence et une nécessité absolue - du moins en ce qui concerne les ovins. Avec la trilogie de protection chiens-berger-enclos, que l'on retrouve depuis l'Espagne jusqu'aux Carpates, on a vu que les solutions techniques aux problèmes des éleveurs existent, qu'elles sont éprouvées et raisonnablement efficaces (moins de 1 % de pertes, ce qui semble représenter un pourcentage acceptable face à un prédateur comme le loup, contre lequel, on nous l'a souvent répété, "aucune stratégie ne sera jamais efficace à 100 % '). L'utilisation rationnelle de ces techniques peut même être affinée, selon les particularités des situations locales et les moyens dont on dispose. De plus, des solutions nouvelles se révèlent à la fois efficaces et peu coûteuses (dans les Asturies, une nouvelle technique de protection est apparue dans les années 1970, en même temps que se développait l' élevage des bovins - les chiens sont utilisés sur l'alpage, seuls avec le troupeau).

                                                          

Le statut de protection a des effets paradoxaux              

La protection stricte n'apparaît pas forcément comme la solution idéale. En Espagne, le statut de l'espèce et un zonage complexe aboutissent à de véritables contradictions. Le fait a été constaté par pratiquement tous nos interlocuteurs : dans les zones où le loup est considéré comme une espèce cynégétique, le braconnage est faible. Il est très important là où l'espèce est strictement protégée. La protection stricte est même la cause de la quasi-disparition du loup au sud du Duero (braconnage, empoisonnements, manifestations violentes). La colère des éleveurs se fait d'autant plus violente que la législation et le statut de protection sont perçus comme injustes et absurdes: "Ce qu'on ne peut pas accepter, c'est qu'on nous dise qu'ici il y aura plus de loup qu'ailleurs. Ici, oui et làbas, non. C'est un problème d'état. Il faut une solution pour tout le monde". D'autant que les remboursements sont liés au statut du loup: "Dans la même province, l'autorité autonome indemnise ici, et pas là. D'où d'énormes problèmes. Alors, nous sommes d'accord pour qu'il y ait des loups. Mais qu'on nous rembourse les dommages équitablement". Pourtant, en Italie, Alberto Meriggi, de l'Université de Pavie, donnait le statut de protection de l'espèce, obtenu en 1972, comme la première raison du retour du loup dans le nord de la péninsule ...

                                                        

 

 

 

On retrouve partout une stratégie de sacrifice rituel, organisé - et  souvent purement symbolique

 

 

 

 


Le loup permet d'exprimer le malaise et le malêtre de toute une catégorie socio-professionnelle, des sentiments sans doute communs à beaucoup de paysans européens.

 

 

 

 

 

 

 

L'effet symbolique                                                           

Au-delà des aspects techniques, on a pu constater que tous ces espaces protégés devaient gérer la présence du loup sur un plan symbolique - parallèlement à une gestion politique du problème. En Espagne, on choisit sciemment de sacrifier quelques individus (ou on laisse cette option ouverte) dans le but avoué de "calmer les esprits", lors de chasses qui prennent un caractère expiatoire. En Italie, on choisit de "se battre contre l'inconscient collectif" et de jouer à fond la carte de la communication et du rationnel, avec le projet St François, et surtout le Centre de vision de Pescasseroli. D'un point de vue écologique, les animaux du centre de vision sont sacrifiés: ils ne jouent plus aucun rôle dans l'écosystème ... On aurait tout aussi bien pu les tuer lors d'une chasse expiatoire, comme en Espagne - mais ils acquièrent ici une fonction symbolique différente de "familiarisation avec l'espèce". On retrouve donc dans les Abruzzes la stratégie du sacrifice rituel utilisée à Somiedo et dans la Culebra, toute aussi efficace, mais appliquée d'une manière différente.

Toujours sur un plan symbolique, le loup apparaît comme le révélateur du malaise des professionnels de l'élevage. Les bouleversements qui ont affecté les sociétés agricoles ces dernières décennies font peur, et expliquent sans doute le besoin de faire front contre un ennemi commun, de resserrer les rangs face à un avenir incertain. Le loup apparaît comme un catalyseur, un exutoire. Le loup permet d'exprimer le malaise et le mal-être de toute une catégorie socio-professionnelle, et ces sentiments sont sans doute communs à beaucoup de paysans européens. L'adieu à la civilisation rurale traditionnelle reste douloureux.

                                                        

"Pour que le loup existe, il faut qu'on existe nous aussi" (un éleveur).

 

Pour le maintien de la biodiversité, il faut que "les deux systèmes - pastoralisme et prédateur - puissent exister en même temps. On peut dire que protéger les troupeaux, c'est protéger le loup".

 

La reconnaissance des éleveurs                                      

En Europe de l'ouest, les éleveurs veulent exister et être reconnus en temps que partie prenante de la société actuelle. "Pour que le loup existe, il faut qu'on existe nous aussi". Cette affirmation de l'éleveur et représentant syndical espagnol José-Maria Soto est révélatrice, on l'a vu, du malaise du monde rural européen. On note que cette phrase recoupe très exactement les opinions de scientifiques comme Vincent Vignon et Jean-Marc Landry : "Le retour du loup, c'est très bien. Mais pas si cela signifie la disparition du pastoralisme". Pour le maintien de la biodiversité, il faut que ":'les deux systèmes - pastoralisme et prédateur - puissent exister en même temps. On peut dire que protéger les troupeaux, c'est protéger le loup". Dans ce domaine, la stratégie la plus efficace semble bien être celle du Parc National des Abruzzes, où les éleveurs sont associés à divers projets ("Arme Blanche" notamment. qui semble générer une légitime fierté quant aux chiens de protection et au savoirfaire des éleveurs).

                                                        

Certains indicateurs, basés sur l'étude des populations de proies, permettent de prendre la mesure des phases de recolonisation et d'installation des meutes sur un territoire.

 

"L'interface végétation-herbivore est le fond du problème". Les études soulignent l'importance et le bénéfice qu'on peut tirer de la présence des grands brouteurs sur un espace donné. Pour l'herbivorie, le pâturage des vaches ne constitue pas une concurrence, bien au contraire: il génère une dynamique de la végétation profitable aux herbivores de plus petite taille (cerf, mouton, chevreuil).

 

 

Des clefs pour une approche écologique globale              

Mais il existe aussi un niveau de compréhension, sinon d'intervention plus globale sur le système, par l'étude des interrelations qui régissent, sur un territoire donné, la productivité de la végétation, les populations d'ongulés - sauvages et domestiques - et la présence de prédateurs. Certains indicateurs, basés sur l'étude des populations de proies, peuvent permettent de prendre la mesure des phases de recolonisation et d'installation des meutes sur un territoire (bouleversements dans la structure des populations d'herbivores).

On remarque par ailleurs que la réintroduction d'ongulés sauvages est une des données communes à tous les espaces naturels étudiés - en dehors de la Roumanie, qui représente, en quelque sorte, une situation "d'avant l'Europe". Dans cette approche globale du problème, il faudra également prendre en compte l'interface végétation-herbivore, le "fond du problème" d'après Vincent Vignon, qui souligne l'importance et le bénéfice qu'on peut tirer de la présence des grands brouteurs sur un espace donné : pour l'herbivorie, le pâturage des vaches ne constitue pas une concurrence, bien au contraire: il génère une dynamique de la végétation profitable aux herbivores de plus petite taille (cerf, mouton, chevreuil). Rappelons ces études écossaises, qui datent du début du siècle, et qui montrent qu'on peut doubler le nombre des moutons sur une lande grâce à la présence d'un troupeau de vaches.

Enfin, deux autres arguments annexes peuvent être avancés dans le cadre de cette approche écologique globale. Le premier nous vient des forestiers roumains qui, grâce à la présence des grands prédateurs - du loup principalement - n'ont pas à souffrir de dégâts importants du fait des cervidés ou du gibier en général, malgré des densités élevées. L'autre constatation concerne le chien errant et le chacal, prédateurs concurrents du loup. Le chien errant - un vrai problème pour les éleveurs en Europe de l'ouest - est totalement absent de la Sierra de la Culebra, de Somiedo et des Carpates (les territoires où les densités du loup sont les plus élevées) - tout simplement parce que le loup le mange. Le problème du chacal est essentiellement est-européen - même si on a signalé sa présence jusqu'à Vienne. En Roumanie, les autorités constatent que partout où le loup a disparu, le chacal s'installe: "En Europe, la population du loup constitue une barrière contre le chacal, qui pourrait bien arriver jusque chez vous en Europe de l'Ouest".

                                                          

La part valorisable du capital-loup                             

Dernier élément de comparaison étudié: la valorisation du capital-loup dans les différents espaces visités. Deux stratégies différentes ont été constatées: la valorisation par la chasse au trophée (la chasse servant en même temps, en Espagne, de "soupape de sécurité" symbolique), et la mise en valeur de la présence du loup dans une optique d'écodéveloppement touristique (Centre de Vision, espace muséographique ... ). Cette stratégie se révèle très rentable dans les Abruzzes, procurant au Parc National la plus-value d'une image "naturelle" et "sauvage". A noter que les deux stratégies de valorisation sont envisagées conjointement dans les Carpates, où l'espace protégé de Piatra Craiului est considéré comme essentiel pour la préservation des carnivores au niveau international, "puisque le loup, l'ours, et le lynx sont toujours présents en densités importantes, malgré la proximité de Brasov, une des plus grandes villes de Roumanie, et de nombreuses agglomérations plus petites. D'après la brochure "Carpathian Large Carnivore Project in the Piatra Craiului Natural Park" rédigée par nos interlocuteurs Andrei Blumer et Serban Negus, "cet exemple démontre que les grands carnivores et les humains pourraient vivre ensemble et partager le même environnement dans de nombreux endroits d'Europe - pourvu que les humains en aient la volonté".