3.1 - Le sacrifice rituel de quelques loups pour calmer les esprits



"Le loup, les enfants en ont toujours peur, on les menace encore avec ça. Je connais la France, j'ai vécu dans le Massif central. Là-bas, ces histoires sont très anciennes. Ici, cette culture nous est restée" (Sierra de la Culebra)


L'IMPACT DE LA CHASSE AU LOUP : CULEBRA, SOMIEDO

Au-delà de leur fonction symbolique, les chasses organisées n'auraient, d'après nos interlocuteurs de la Culebra et de $omiedo, pratiquement aucune influence sur les populations du loup espagnol. Dans la Sierra de la Culebra, les gardes sont persuadés "qu'on pourrait bien tuer une vingtaine de loups sur la réserve sans mettre en danger la population à moyen terme". Mais la réserve se considère comme un centre de repopulation d'autres territoires de Castille-Leon, par la dispersion des jeunes issus des meutes de la Culebra. On préfère donc "tuer moins de loups ici, pour favoriser les populations extérieures". A Somiedo, Baldomero Alvarez, garde-chasse de la réserve pendant 28 ans, se rappelle que l'administration lui avait demandé, dans les années 1970, d'éliminer les loups par le poison : "Impossible : les loups sont revenus d'autres endroits de la cordillère. On n'a jamais réussi à les chasser complètement !".

"Le loup est malin, la chasse ne produit jamais les effets escomptés. Mais l'impact psychologique est important : ça calme tout de suite les esprits"

 

Espagne : la chasse comme outil de gestion du symbolique

Dans la Sierra de la Culebra

Un plan de chasse annuel permet, depuis trois ans, d' attribuer un certain nombre de loups - 2 ou 3 individus chaque année - à des chasseurs. La chasse se pratique à l'affût, sur un charnier, en décembre, en présence des gardes de la réserve en uniforme, En 1998, le plan de chasse a attribué un loup à la mairie de Villardeciervos, et un autre à celle de Ferreras de Abajo. Les attributions de 1999 concernent, pour l'ensemble de la Culebra, un total de 26 cerfs et trois loups - dont deux pour la commune de Villardeciervos.

D'après les gardes rencontrés, ces plans de chasse sont bâtis de manière tout à fait arbitraire, et la décision sur le nombre de loups à tuer est prise à un niveau politique. "C'est un chef qui décide. De toutes façons, c'est juste pour calmer les esprits. C'est aussi pour gagner de l'argent : le droit de chasse est mis aux enchères, et le trophée est vendu très cher. L'argent revient aux communes".  A l'observation, il n'y a pas de véritable raison scientifique pour en éliminer 3, ou 5, ou plus. "En fait, on en tue un minimum, car les éleveurs exigent la mort de quelques loups".

Cette stratégie semble avoir été payante en ce qui concerne l'opinion des éleveurs. Le représentant de leur syndicat de la Culebra, José-Maria Soto, pense que"ce système d'enchères pour tuer trois loups chaque année n'est peut-être pas la meilleure solution, mais il permet de contrôler les populations... Pour moi, la bonne réponse, c'est Manolin qui l'avait. Quand on savait qu'un loup faisait des dégâts, qu'il revenait tous les jours, Manolin y allait et le tuait. On contrôlait l'espèce".  Manuel Gallego, dit "Manolin", était chef des gardes lors de la création de la réserve en 1973. Aujourd'hui à la retraite, affaibli par la maladie, il a conservé l'aura du "chasseur de loup" du village. Sur le pas de sa porte, il nous montre la peau d'un grand loup mâle, qu'il a tué lui-même autrefois, à la demande générale, après quelques dégâts sur les troupeaux, et un certain nombre de poulaillers dévastés jusqu'au coeur du village.

Pour Manolin, la chasse au loup était plutôt de portée symbolique, et avant tout destinée à calmer les populations. Le garde Enrique Calvo-Bleye confirme et explique: "Manolin savait calmer les gens. Dans les endroits où les éleveurs se plaignaient de dégâts sur les troupeaux, il se présentait avec une peau de loup. Les éleveurs étaient très contents. En fait, le loup avait été tué à 30 kilomètres de là, mais Manolin laissait entendre qu'il l'avait tué dans le coin. Avec une seule peau de loup, il faisait croire qu'il en avait tué une dizaine, et les gens étaient satisfaits". Pour son action occulte en faveur de la protection du loup, Manolin vient de recevoir une médaille du gouvernement provincial, accompagnée d'un prix de 3 millions de pesetas (18 000 €).

Sur le territoire de Somiedo

L'administration peut organiser des chasses contrôlées "lorsqu'un individu ou une meute fait trop de dégâts, ou tout simplement lorsqu'on nous en fait la demande, explique Belarmino Fernandez, maire de Pola de Somiedo et membre du conseil du Parc Naturel. Seuls les gardes du parc, en uniforme, ont le droit de le tirer. La chasse au loup ne produit jamais les effets escomptés : on n'en a tué aucun lors de la dernière chasse, il y a 6 ans. Mais l'impact psychologique est important : ça calme tout de suite les esprits. De fait, nous n'avons pas de gros problème lié à la présence du loup, alors qu'à Covadonga, qui est le grand Parc National des Asturies, la situation est tendue; on entend même des gens parler de l'éradication du loup".

"En dehors de Somiedo, ajoute Belarmino Fernandez, il est possible que le loup cause beaucoup de dégâts, et même qu'il soit le problème n°1 en certains endroits. Mais chez nous, je répète que le loup n'est qu'un problème annexe par rapport aux dégâts que font les cerfs ou sangliers sur les cultures:". Les gardes du Parc Naturel confirment : ils n'ont actuellement aucune demande de battue, la dernière ayant eu lieu en 1992. La demande leur paraît lié aux fluctuations de la population du loup, peut-être aussi au cycle électoral - en clair, à l'aspect symbolique du problème-loup.

On voit le rôle de "soupape de sécurité" de cette chasse au loup organisée, presque ritualisée par les autorités locales. Les acteurs en sont parfaitement conscients : Manolin et les gardes de la réserve de la Culebra, les gardes et le maire de Pula de Somiedo ... Dans ces deux espaces protégés espagnols, on a donc choisi d'accompagner, d'aller dans le sens de l'inconscient collectif : le sacrifice de quelques loups pour calmer les esprits.