3.4 - Comprendre la "prise d'otage symbolique" d'une espèce par une catégorie socio-professionnelle
"Le malheur du loup, au sud du Duero, c'est sa protection. C'est un problème légal : au nord du fleuve, on rembourse les dégâts, pas au sud"
"On te fait voir le loup à la TV. C'est très beau, mais nous, il nous tue nos bêtes. Et ce ne sont pas les gens de Madrid ou de Barcelone qui vont préserver la faune. Il faut qu'il y ait des agriculteurs"
En Espagne, le statut de l'espèce et un zonage complexe aboutissent à de véritables contradictions. Le fait a été constaté par pratiquement tous nos interlocuteurs: dans les zones où le loup est considéré comme une espèce cynégétique, le braconnage est faible. Il est très important là où l'espèce est strictement protégée. Mais partout, le loup apparaît comme le révélateur du malaise des professionnels de l'élevage - sentiment sans doute partagé par beaucoup d'éleveurs en Europe de l'ouest.
"Le malheur du loup, au sud du Duero, c'est sa protection, explique Enrique Calvo-Bleye, garde de la réserve de la Sierra de la Culebra. C'est un problème légal : au nord du fleuve, on rembourse les dégâts, pas au sud. La protection du loup aboutit véritablement à des contradictions : tout près d'ici au Portugal, où l'espèce est strictement protégée, il y a énormément de braconnage. Autre exemple.' celui de cet éleveur qui possède une finca à une trentaine de kilomètres au sud du Duero. Il fait de l'élevage extensif, avec enclos. De décembre à février, les loups lui ont mangé 16 veaux. Si le loup était considéré comme une espèce cynégétique, on pourrait lui rembourser les dégâts. Là, légalement, on ne peut pas. Et on ne peut pas non plus tuer le prédateur".
Le représentant syndical José-Maria Soto nous a également parlé de cet éleveur, membre de son syndicat : "II n'a reçu aucune indemnisation. Alors là-bas, vous pensez bien que ce n'est pas la peine de leur parler du loup. Ils ont les mêmes problèmes dans les régions de Palencia, Segovia, dans d'autres coins des Asturies et du Leon. Là-bas, les gens racontent souvent que les loups ont été réintroduits".
Cette situation confuse (statuts de protection divers dans la même région, conditions de remboursement complexes et localement parfois absurdes - ni remboursement, ni élimination possible du prédateur) est manifestement génératrice de tensions très vives. Luis-Javier Ines, de l'association écologiste CICONlA-CODA en témoigne, diapositives à l'appui, lors du séjour à la Culebra. Photos de loups tués par des braconniers en 1995, d'une louve empoisonnée en 1994, photos d'une dépouille de loup décapité, pendu à un pont entre Benavente et Zamora, de loups empoisonnés dans les Asturies. Lors d'une manifestation en 1997 à Zamora, mobilisant des éleveurs venus de toutes les provinces, un éleveur, sa femme et ses fils s'enchaînent à la grille de la Junta de Zamora pour exiger le paiement de dommages dus au loup ...
Pourquoi une telle radicalisation ces dernières années ? Réponse de Guillermo Feito, éleveur à Somiedo : "Peut-être parce qu'il ya plus de loups qu'il y a 40 ans. Et surtout. il y avait autrefois plus d'éleveurs et de bergers, plus de monde avec le bétail en montagne autour des cabanes pour passer la nuit. Aujourd'hui, on a remplacé les gens par des chiens".
La grande amertume du paysannat européen
"On a remplacé les gens par des chiens" : Nous avons relevé cette dernière phrase, parce qu'elle nous a semblé révélatrice de l'état d'esprit des éleveurs, qui se sentent "complètement dévalorisés" et même "déprimés" par la situation actuelle - deux termes qui reviennent avec une grande régularité dans le discours de nos interlocuteurs espagnols. Si les éleveurs de la Sierra de la Culebra et de Somiedo sont relativement bien remboursés, donc moins violents, les témoignages recueillis révèlent à quel point la profession se sent dépréciée face aux divers acteurs locaux, nationaux ou internationaux du problème-loup. En reprenant le long entretien accordé par le représentant syndical des éleveurs de la Culebra, José-Maria Soto, les éleveurs ressentent ce sentiment face aux scientifiques, qui "touchent plus d'argent pour étudier le loup que coûterait l'indemnisation des dégâts" ; aux écologistes ("Ils ont beaucoup plus de poids que nous au sein des groupes de discussion et des administrations'') ; aux citadins, aux médias ("On te fait voir le loup à la TV. C'est très beau, mais nous, il nous tue nos bêtes. Et ce ne sont pas les gens de Madrid ou de Barcelone qui vont préserver la faune. Il faut qu'il y ait des agriculteurs").
Les propos du représentant des éleveurs de Somiedo, Guillermo Feito, font écho au discours précédent, et ce malgré des contextes assez différents dans les deux espaces naturels. Dans les faits, M. Feito admet volontiers qu'en tant qu'éleveur, le loup ne lui a jamais causé grand dégât (perte de 3 veaux il y a 7 ans, rien depuis qu'il a des chiens). Mais en temps que chasseur, la présence du prédateur lui paraît tout à fait insupportable. Et comme son collègue de la Culebra, Guillermo Feito pense que "l'administration ne prend pas assez en compte la présence des éleveurs. On nous dit : "Vous, les éleveurs, on va vous donner de l'argent pour les dégâts, et vous ne touchez pas au loup". Or, en dehors du fait que c'est une véritable entreprise de faire du bétail, nous avons une relation affective avec nos bêtes. Quand le loup nous tue une bête, par exemple, on peut aussi bien trouver la carcasse tout de suite, ou mettre une journée à la retrouver : ça fait une journée de perdue pour l'éleveur. Il faut que l'administration reconnaisse nos problèmes".
Le loup, révélateur du vécu d'une profession Autres extraits de l'entretien avec José-Maria Soto, représentant syndical des éleveurs de la Culebra. Selon M. Soto, la profession se sent "complètement dévalorisée" face : • Aux partis politiques, "qui tous se battent pour défendre le loup (sic). Mais ce qu'il faut, ce qui est vraiment important, c'est qu'il V ait des gens dans les villages". • Aux mairies, qui "s'approprient l'argent des droits de chasse, lequel devrait logiquement revenir aux éleveurs. Celui qui trinque, c'est toujours l'éleveur ou l'agriculteur." • A l'administration régionale : "Dans l'autorité autonome de CastilleLeon, on indemnise ici, et pas là. D'où d'énormes problèmes. Alors, nous sommes d'accord pour qu'il y ait des loups. Mais qu'on nous rembourse les dommages équitablement. Dans la région de Zamora, on a pu calculer qu'avec 5 ou 6 millions de pesetas (30 000 - 36 000 euros), on arriverait à dédommager à peu près correctement tous les dégâts dus au loup. C'est ridicule, et c'est rageant d'être obligés de réclamer sans fin quelques millions de pesetas - des sommes dérisoires quand on sait que le véhicule d'un garde forestier vaut ce prix. Nous nous sentons dépréciés, dévalorisés par l'administration." • A l'Etat : "C'est un problème d'état. Il faut une solution pour tout le monde. Ce qu'on ne peut pas accepter, c'est qu'on nous dise qu'ici il y aura plus de loup qu'ailleurs. Ici, oui, et là-bas, non. Pour que le loup existe, il faut qu'on existe nous aussi". • A l'Europe : "La France, par ses contributions au budget européen, contribue à protéger le loup de Somiedo. Français, Allemands : vous payez pour qu'on ait le loup chez nous !". |