4.4 - Les critères de sélection des proies du loup en phase de recolonisation
LE RÔLE DES PRÉDATEURS : TÉMOIGNAGE D'UN FORESTIER ROUMAIN DE L'ASSOCIATION COLSILVICA DE RISNOV
"Sur le territoire de Risnov, on ne fait que du reboisement à petite échelle, juste pour compléter la régénération naturelle. Je travaille sur un territoire de 15 000 hectares assez représentatif de l'ensemble des Carpates, étagé entre 800 et 2 500 mètres d'altitude. À l'exception du chamois, très bien représenté, les densités de population des autres espèces sont assez moyennes. Il n'y a pas de dégâts forestiers importants du fait des cervidés ou du gibier en général. Le nombre de cervidés a diminué depuis trente ans, mais on constate qu'il stagne ces demières années. Je pense que les loups font une sélection au niveau des populations d'herbivores.
Résultats de l'évaluation des populations pour 1999, sur le territoire :
14 loups ; 25 ours ; 4 lynx ; 40 cerfs ; 70 autres cervidés ; 350 chamois (concentrés sur 3500 hectares) ; 16 grands tétras (10 mâles, 6 femelles) ; 40-50 sangliers.
Des études de Vincent Vignon sur le massif de Somiedo, recoupées avec des informations provenant d'autres espaces naturels, se dégage une série de "critères de sélection des proies" qui peuvent permettre de mesurer la phase de recoloni sation du loup sur un territoire :
La taille des proies
Première constatation de Vincent Vignon : le loup ajuste la taille corporelle de sa proie-cible au nombre d'individus qui chassent ensemble. "Lorsqu'un prédateur chasse en solitaire, la taille de la proie-cible est équivalente à celle du prédateur. En phase de recolonisation, quand les meutes se constituent, on assiste à un changement sélectif dans la taille des proies : à Somiedo, du chevreuil, ressource principale au départ, le loup s'est reporté sur le cerf'". Dans d'autres cas de recolonisation, on a également pu constater un changement de la taille des proies à partir de la reconstitution des meutes (en Amérique du nord, sur le cerf de Virginie ou le wapiti, le loup colonisateur est ainsi passé des jeunes aux adultes dans la même espèce, avec une prédation nettement plus forte sur les mâles).
L'abondance de certains ongulés
Les loups écrêtent souvent les hautes densités de populations de l'une ou l'autre des espèces présentes. Pour le prédateur, l'attaque de l'une de ces proies est plus prévisible. Cette abondance peut s'atténuer au cours des années et les loups vont alors s'orienter vers d'autres espèces proies.
Des espèces plus ou moins accessibles et des espèces préférentielles
Il y a d'autre part des espèces plus ou moins accessibles pour le prédateur : "L'isard, présent sur le secteur de Somiedo, est peu prédaté. C'est même la seule espèce d'ongulés dont la population a augmenté pendant la phase de recolonisation, ce qui n'est pas le cas dans d'autres espaces naturels. Mais il semble que l'isard se maintienne davantage dans les zones rocheuses que le chamois, il serait donc moins accessible:". Autre exemple, fourni par Alberto Meriggi, qui a étudié les proies du loup en phase de recolonisation dans les provinces de l'Italie du nord : "D'une manière globale, il y a utilisation de tous les animaux sauvages présents sur un territoire donné, avec une nette préférence pour le sanglier - même là où celui-ci n'est pas le mieux représenté. A l'inverse, le chevreuil, proie la plus abondante, n'arrive qu'en troisième position". Remarque de Vincent Vignon : "Les situations ne sont pas forcément comparables d'un site à l'autre, il existe des successions d'espèces-proies elles-mêmes liées aux modifications des peuplements d'ongulés en place. De nombreux facteurs interfèrent."
La répartition des proies
Autre critère de sélection : la répartition des proies. "Tous les loups n'ont pas accès à toutes les proies du fait de leur territorialité, explique Vincent Vignon. Sur un massif de Somiedo, on pense que le territoire de certaines meutes a été très restreint (moins de 100 km²) en raison de l'abondance du cerf dans ce massif, et de la saturation de l'espace par les autres meutes dans l'ensemble de la région". Après la réduction de moitié des populations de cerf, "on a pu constater la réorganisation du territoire de certaines meutes. Les troupeaux de chevaux situés dans une autre partie de la zone d'étude ont davantage été attaqués".
Les opportunités saisonnières
Les prédations obéissent d'autre part à des opportunités saisonnières, parce que la vulnérabilité des proies est variable en fonction de la saison et des années. On constate par exemple un prélèvement important sur les chevaux au printemps (nouveau-nés). Les brebis seront plus facilement attaquées à la fin de l'été ou à l'automne.
Dans le parc du Gigante, "les vaches sont chassées jusqu'en août, à cause de la taille des veaux (77% des veaux tués ont moins de 10 jours), remarque Alberto Meriggi. Ensuite, le loup délaisse complètement les bovins et retourne au proies sauvages et aux ovins, présents toute l'année".
A Somiedo, Vincent Vignon constate également l'influence du "facteur météo" sur la sélection des proies : après les hivers rigoureux, les loups vont capturer davantage de faons, et après les hivers "normaux", plutôt des veaux dans les troupeaux.
"Pour le cerf, un bon indicateur m'a semblé être la proportion de biches accompagnées d'un faon. A Somiedo, cette proportion a été d'environ 50% à la suite des hivers doux, et de moins de 30% à la suite des hivers rigoureux (enneigement et basses températures. D'autres études, comme celles de David Mech, montrent qu'il existe une corrélation entre la gestation de la biche et la rigueur de l'hiver (retard de croissance lors de la gestation), et qu'il V a plus de prédation sur les jeunes après un hiver rigoureux". En Italie, en Roumanie, les biologistes ont fait les mêmes constatations sur les populations de sangliers.
Prédation préférentielle sur les mâles Sur le cerf, le phénomène de prédation beaucoup plus important sur les mâles, constaté par Vincent Vignon à Somiedo, est bien connu par ailleurs : "Il a été observé en Amérique du nord, en Pologne. D'abord, quelques rappels: chez le cerf, la structure sociale des groupes de femelles et de mâles est très différente. Les mâles utilisent les zones périphériques des massifs. Ainsi, à Somiedo, on compte deux fois plus de mâles en altitude, les femelles avec leurs jeunes se cantonnant à des reliefs moins élevés. La prédation nettement plus forte sur les mâles peut s'expliquer par plusieurs hypothèses : • La capture d'un mâle, qui peut peser 50% de plus que la femelle, serait plus rentable pour une meute. • Les femelles occupent des espaces de forte productivité, les fonds de vallons, alors que les mâles fréquentent plus volontiers des parcours en altitude, où les loups sont plus présents". |